Autoportrait de la catalogueuse

Ce billet fait suite au jeudi de l’Oulipo à la BnF où nous ont été lus trois autoportraits. Cette contrainte un peu particulière découle de l’extrait d’une nouvelle de Paul Fournel, « Autoportrait du descendeur ». La contrainte, je le cite, « consiste à épouser le plus étroitement possible le texte-souche en dressant le portrait d’un autre personnage. » L’Oulipo, qui déborde de membres « autoportraiturés », vient d’ailleurs de faire paraître C’est un métier d’homme : autoportraits d’hommes et de femmes au repos, dont je vous recommande très vivement la lecture, tant c’est drôle. J’aime beaucoup les jeudis oulipiens à la BnF, peut-être vous en souvenez-vous, et j’ai fini par commettre mon autoportrait, qui est un clin d’oeil tout spécial à @monavalotte et @cgenin.
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Mon métier consiste à cataloguer de haut en bas. A cataloguer le plus vite possible. C’est un métier de femme. D’abord parce que lorsqu’elle est en haut, la catalogueuse a envie d’exemplariser en bas, ensuite parce que lorsqu’il y a plusieurs catalogueuses en haut, elles veulent toujours exemplariser plus vite les uns que les autres.
Un métier humain.
Je suis catalogueuse.
Il y a eu Isabelle Dussert-Carbone, il y a eu Marie-Renée Cazabon, il y a eu Philippe-Corentin Le Pape, il y a eu les tenants de l’UNIMARC et, maintenant, il y a moi. Je serai cette année championne du SUDOC et, aux prochaines journées ABES, j’aurai la médaille d’or.
Je suis la femme la plus méticuleuse de WinIBW, la plus calme, la plus concentrée, et mon travail consiste à fabriquer de la méticulosité.
Toutes les grands catalogueuses fabriquent la méticulosité.
Cataloguer plus vite c’est d’abord cataloguer autrement ; de façon à semer l’inquiétude et le doute.
Faire peur. Cataloguer de telle manière que les autres soient persuadés que vous ne finirez pas la notice, jusqu’à ce qu’une génération entière catalogue comme vous.
Dans une vie de catalogueuse, on ne peut inventer qu’une méticulosité géniale et une seule.
Les tenants de l’Unimarc sont arrivés sur Worldcat avec la réputation de semeurs de dollars et deux saisons plus tard, les cinquante top-catalogueurs de BU cataloguaient comme eux.
Maintement, il y a moi.
Etre un grand catalogueur est un état qui exige un don absolu de soi-même et une concentration totale. Je catalogue à plein temps. Je catalogue en arpentant les rayons de ma BU hiver comme été. Je vis avec un manuel Unimarc pour mieux cataloguer. Je souris au magasinier et à l’usager parce que je sais qu’ils m’aident à cataloguer. Je casse la tête de mon conservateur qui est nul parce que je sais que cela m’aidera à cataloguer.
Prenez deux femmes à égalité de concours et de version WinIBW, dans le même bureau, mettez-les à côté l’une de l’autre et c’est toujours moi qui catalogue le plus vite.
La monographie en plusieurs volumes, je la fais mille fois par semaine. Les actes de congrès, ceux pour lesquels on reprend son manuel, je les fais chaque soir avant de me coucher. Je sais toutes les notices de mon SCD au $ près, et même en recherche simple, je les vois passer au ralenti.
Je me prépare aussi pour ces créations floues et indécises que les hasards d’attribution des acquisitions nous imposent. Les notices tordues qui permettent à une Marie-Renée Cazabon, la catalogueuse du Cercle, de devenir championne de création de notices.
Tout compte dans votre carrière.
Un jour, l’essentiel devient la position de votre petit doigt sur la souris. C’est le petit doigt qui fait la médaille. Vous avez raboté le tapis de la souris, vous avez changé quatorze fois la position du tapis, vous vous êtes mis en colère et vous avez perdu pour deux secondes sur une dérivation parce qu’après avoir cliqué sur F5 vous vous êtes demandé dans quelle position exacte était votre doigt sur la souris.
Quand je dors, je travaille, quand je mange, je travaille. Je dessine des $a, je modèle des $x. Mes yeux et mes épaules sont intraitables, je porte sans cesse à la main la marque des coupures des pages de livres.
Lorsque l’acquéreur libère une pile de livres à cataloguer, il libère des tonnes de travail. Après, il reste une catalogueuse devant son poste qui n’a plus ni yeux, ni tête, ni souris et qui catalogue pour arriver en bas de la notice plus vite que les autres catalogueuses.
C’est la règle.
Et puis il y a le moment qui arrive forcément dans une vie, le seul moment de vrai repos, de repos absolu. Le repos de la catalogueuse.
Vous avez passé la zone 200 et la zone 300 à fond, vous entrez en 410 et vous faites cette minuscule erreur de frappe, cette petite faute stupide (qui n’est pas d’inattention puisque les catalogueuses ignorent l’inattention) qui vous fait taper $a au lieu de $t. Et là, c’est le vrai repos, le repos immense. Vous avez déjà perdu vingt secondes puis très vite une minute parce que le lien ne marche pas. Plus rien n’a d’importance, vous n’êtes plus une catalogueuse, vos muscles se relâchent, votre esprit se libère, vous savez que vous allez vous prendre un message méchant sur SUCAT.
Une précision par rapport aux noms cités :
je n’ai fait que reprendre les noms d’auteurs d’ouvrages professionnels sur le catalogage !

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