Privessionnel : retour sur un néologisme

Où la rédactrice de ce blog se dit que le temps est venu de revenir sur un concept qui lui tient particulièrement à cœur (surtout au moment où le vent souffle sur l’écran de fumée qui la protégeait) et où elle s’interroge sur sa pratique de blogueuse alors qu’elle débute dans la vie professionnelle.

A sa création, liberlibri devait servir d’outil promotionnel sur mon CV. Très rapidement, il m’est apparu que j’avais besoin de ce blog comme exutoire à ma préparation des concours et comme écho à toutes les réflexions qui pouvaient en jaillir. De fait, le blog passait dans un espace indéfini, entre public et privé, entre personnel et professionnel, ce qui n’allait pas sans poser un certain nombre de problèmes.

J’ai pensé au terme de privessionnel lorsque je officiais comme blogueuse depuis très peu de temps, après la lecture d’un billet de Manue, dans lequel elle traduisait les propos de Caveat lector sur le sujet. Je reprends ici un extrait de la traduction, dont j’ai essayé de tenir compte lors de la rédaction de mes billets :

Je parle de ma profession sur CavLec. La plupart du temps, je ne parle pas de mon travail, à part dans la mesure où j’exerce ma profession en faisant mon travail. (…)
Préserver cette limite protège certaines libertés qui me sont chères. L’une d’entre elles est la liberté d’être stupide, de ne pas me prendre au sérieux, de ne pas prendre mon travail au sérieux, de ne pas prendre la profession au sérieux.

Le mot-valise privessionnel est né de cette lecture. Pour moi, le blog privessionnel se consacre à la profession, pas au travail et, surtout, n’engage que son auteur, pas son établissement, ni son institution. Son corollaire, auquel je tiens (je tenais ?) plus que tout, est donc l’anonymat. Il permet d’avoir une spontanéité que n’autorisent pas les réunions professionnelles, il donne la possibilité de faire jaillir des idées sans trop se soucier des conséquences. Le blog privessionnel et anonyme m’apparaît ainsi comme un ouvroir de bibliothéconomie potentielle (1) !

Pourtant, un article du BBF est venu jeter un pavé dans la mare de la BBS en 2007, lorsque Nicolas Morin et Marlène Delhaye se sont érigés contre l’anonymat de nombre de blogueurs. Bien que je me sois opposée avec véhémence à ce dévoilement à l’époque (ici et ), je les rejoins aujourd’hui sur un point, la validité scientifique. Point de scientificité sans identité. A la suite de cet article, beaucoup de blogueurs ont fait leurs bloging-out mais, dans le même temps, les billets sont devenus plus lisses, la spontanéité a migré ailleurs et certains sujets ont été moins abordés.

Dans un entretien avec Arabesques l’année dernière, Marlène Delhaye disait la chose suivante :

Les thèmes abordés ne montrent bien souvent que la face technologique des bibliothèques, j’aimerais, (…) voir plus de diversité dans les sujets traités, avoir plus de retours d’expériences, de « vécu » en bibliothèque.

Mais comment rendre compte du quotidien et tenir compte du devoir de réserve, concilier ces indispensables « retours d’expérience » à notre statut de fonctionnaire ? La pratique du blog, privessionnelle ou non, se heurte finalement à cette limite. Nous sommes astreints, en tant que fonctionnaires, à ce devoir. Selon la loi du 13 juillet 1983 sur les droits et obligations des fonctionnaires, dite loi Le Pors, dans son article 26, il incombe aux fonctionnaires de « faire preuve de discrétion professionnelle pour tous les faits, informations ou documents dont ils ont eu connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions ». De fait, je m’interroge : rapporter une question d’usager sans le nommer, est-ce là ne plus être discret ? Pourtant, leurs remarques (voire leurs perles) sont souvent l’occasion de faire le point sur un sujet, de mettre l’accent sur un travers, de penser à une amélioration. Toutefois, l’anonymat, qui n’est que très relatif dans la BBS, permet-il d’avoir une démarche inductive, de la remarque à la théorie ? En effet, le blogueur est anonyme mais fait acte de publication, il livre donc en pâture ladite remarque de l’usager. Chaque fois que j’interroge des collègues sur ce sujet, les réponses que j’obtiens sont différentes. L’anonymat le permet, l’anonymat ne suffit pas. Alors quoi ?

Le blogueur privessionnel, surtout s’il est fonctionnaire, est toujours sur le fil du rasoir. Pour reprendre une dernière fois la traduction que Manue a faite du billet de Caveat lector :

Marcher sur la corde raide entre le blogging professionnel et personnel peut parfois sembler franchement suicidaire.

Certains d’entre vous vont me dire, j’imagine, que je dramatise. Pourtant, au moment où nous sommes de plus en plus nombreux à bloguer et où l’on nous en fait parfois le reproche, ces questions me semblent d’actualité. Toutes vos remarques, vos précisions, vos éclairages et vos critiques (pas vos attaques, merci) seront ainsi les bienvenues.

(1) toute ressemblance avec l’oulipo n’est pas fortuite 😉

Ce billet, devrait, si j’en ai le courage, avoir une suite car je viens de lire certains petits nouveaux dont les pratiques m’interpellent…

10 Commentaires

  1. Juste 2 choses :
    – Le devoir de réserve concerne d’une façon ou d’une autre toutes les professions, il me semble. Et parler de son quotidien, c’est prendre un peu de recul, ce qui ne fait jamais de mal 😉 et devrait permettre de présenter les choses objectivement… Cela dit même sans parler de son quotidien, il reste bien des sujets à aborder dans la biblioblogosphère sans risquer la polémique, non ?
    – « Pourtant, au moment où nous sommes de plus en plus nombreux à bloguer et où l’on nous en fait parfois le reproche, ces questions me semblent d’actualité. »
    A quel reproche fais-tu allusion ?

  2. Au départ j’avais repris le terme dans Bibliopedia pour distinguer blogs professionnels/privessionnels.
    Finalement la distinction ne tenait plus vraiment, les seuls blogs se tenant à une ligne 100% pro étant finalement les blogs institutionnels (et chiants ^^).

    Depuis cette année, j’ai l’impression que même des blogs anonymes commencent à être connus dans la profession (Couvillencoul, Desperate librarian housewife).

  3. – C’est donc moi qui suis trop stressée 😉
    En fait, je pensais à certains blogs d’enseignants qui racontaient leur quotidien et qui ont dû fermer. Mais nous ne sommes sans doute pas une profession aussi sensible.
    – Reproches : confort, narcissisme, etc. Petites choses lues par ci, par là.

  4. @ b&c : de plus en plus connus, ça oui et c’est pour ça que je m’inquiétais de la façon d’y relater le vécu.
    privessionnel : pour moi, c’est de plus en plus souvent le grand écart…

  5. J’aime beaucoup l’idée d’un « ouvroir de bibliothéconomie potentielle ».
    En ce qui concerne le terme « privessionnel », il m’est venu aussi à l’esprit quand j’ai ouvert mon propre blog il y a pile deux mois – j’aurais dû me douter que quelqu’un y avait pensé avant. On pourrait peut-être moduler et dire qu’un blog privessionnel penche plutôt du côté privé, tandis qu’un blog prifessionnel balance du côté professionnel ?
    Et « intimofessionnel », ça vous plairait ?
    Pour moi, le blog est une nouvelle et intéressante « expérience de philosophie quotidienne » (cf. Roger-Pol Droit) ; je suis très étonnée par la virulence de certains commentaires.
    Quoi qu’il en soit je ne sais pas qui vous êtes et j’aime beaucoup votre blog, de même que quelques autres

  6. A mon tour d’apporter mon témoignage, d’autant que j’aime beaucoup ce billet qui reprend bien nos interrogations : l’anonymat n’est pas un moyen d’écrire des vérités dérangeantes, c’est trop facile. Mais la narration de certains faits marquants de notre quotidien nous permet de prendre le recul nécessaire à la réflexion. L’anonymat permet une certaine tranquillité : les collègues ignorant que vous êtes l’auteur d’un blog ne se sentent pas obligés de le lire ! Pour ma part j’aime bien l’anonymat, cela me permet de cacher ma timidité et je considère cela comme un jeu, peut être aussi parce que je n’ai pas envie de prendre pas au sérieux 😉

  7. @ Mme Thécaire : je les ai lus, les commentaires moches en question, je ne les ai pas cités parce qu’ils ne méritent pas d’être mis en valeur. Pour les mots-valise,j’aime bien le côté confession du intimofessionnel 😉 Et pour me voir, il faut venir aux blogades !

    @ Sophie : je te rejoins entièrement sur l’anonymat qui ne doit pas servir de prétexte à déverser son fiel. Ce sera l’objet de la suite de ce billet…

  8. Intéressant de voir la ligne de fracture se dessiner entre les biblioblogueurs.
    Me suis exprimé là-dessus, en son temps et j’ai choisi qque chose « entre les deux » : http://kotkot.blogspirit.com/about.html
    Un statut qui protège mon écriture de toute récupération, voilà comment je le vis …en ce moment

  9. Intéressant! Ca mre rappelle pourquoi j’ai choisi de ne pas parler de la sphère professionnelle et de garder mon activité bloguesque dans la seule sphère privée.
    Ceci dit, anonymes ou pas, les blogs traitant de la profession permettent des partages d’expériences que je trouve intéressants. Tant qu’il n’y a pas de mises en cause des choix de l’établissement ou des collègues avec qui l’on travaille, je ne vois pas pourquoi il y aurait vélléités de mettre en cause ces blogs!
    Je suis un brin confuse là, non?

  10. @ Mercure : merci pour les liens vers ces billets passionnants 🙂

    @ Chiffonnette : tu n’es pas confuse, je crois que c’est justement la difficulté de la mesure à avoir quand on parle de son travail qui est difficile à saisir. Pour ma part, je m’en tiendrai à la profession.

Les commentaires sont fermés.