Les bibliothèques à l’heure du numérique : évolution des publics et des services

Publié dans Bibliothèque(s), n°53/54, 2010.

Le groupe ABF Paris organisait le 14 juin une journée d’étude sur les bibliothèques à l’heure du numérique, consacrée à l’évolution des publics et services. Plus de 180 participants ont assisté à ce rendez-vous. Une suite sera donnée à cette journée en janvier 2011 et elle sera consacrée aux nouvelles compétences et aux nouveaux métiers.
Aujourd’hui, avec la place prépondérante du numérique, la bibliothèque ne se cantonne plus à un lieu physique. Toute la société est transformée par cette mutation et, selon Cécile Touitou (BnF), les pratiques culturelles évoluent et on observe depuis quelques années de nouvelles tendances comme la baisse de la lecture des journaux. Si la révolution numérique a des impacts tangibles, il ne faut pas en faire pour autant l’unique responsable de ce qui est en train de s’opérer. Cependant, ce changement est suffisamment important pour obliger la bibliothèque à sortir de ses murs et à aller vers le lecteur par le biais d’outils numériques. Pour Jean-Pierre Sakoun, de Savoir-Sphère, il n’est pas question de renoncer à la bibliothèque physique mais bien de créer une deuxième bibliothèque, qui vienne prolonger et compléter le lieu bibliothèque. Il s’agit d’inventer une bibliothèque globale qui soit à la fois matérielle et virtuelle, qui soit partout et tout le temps. La bibliothèque de Singapour, par exemple, propose des milliers de documents en ligne. L’enjeu est d’autant plus capital que, selon Eppo van Nispen tot Sevenaer (Bibliothèque publique de Delft, Pays-Bas), la fameuse génération Y ne considère pas le numérique comme un élément nouveau, ni comme une option, mais bel et bien comme son quotidien. Ces adultes de demain obligent ainsi la bibliothèque à repenser ses services.
La deuxième bibliothèque évoquée par Jean-Pierre Sakoun comprend les outils qui se sont développés au cours des vingt dernières années ; elle a évidemment recours à l’informatique pour dématérialiser les procédures et les contenus mais elle investit également les réseaux sociaux pour favoriser les contacts. Elle est attentive aux usages nomades qui émergent. Les usagers ont désormais accès aux contenus depuis n’importe quel endroit et ils peuvent les commenter, et entre eux, et avec les bibliothécaires. En cela, le web 2.0 permet d’inscrire les services mêmes de la bibliothèque sur les réseaux les plus populaires. Pour Lionel Maurel (BnF), il faut « être là où le public passe ».
La bibliothèque globale est donc une bibliothèque où toutes les technologies se sont coagulées, où de nouveaux services sont mis en place dès qu’ils sont jugés utiles aux lecteurs. C’est d’ailleurs un des objectifs de la DOK que de donner à tester très rapidement à ses usagers nouveaux services et outils, comme l’Ipad dès juin 2010. Lors de la commercialisation de la tablette d’Apple, une étude a révélé que son usage principal était le surf, suivi des emails et de l’apple store, avant les ebooks et  l’écoute de musique. Les pratiques qui émergent sont donc celles d’un PC alors que la consultation des contenus culturels (vidéos, livres, jeux) n’arrive qu’ensuite. En proposant ce type d’outils nouveaux, la bibliothèque peut familiariser les utilisateurs à des contenus culturels qu’ils ignorent peut-être. L’épistémologie des techniques a montré que les technologies précèdent toujours les usages, à la bibliothèque de permettre à ses utilisateurs de découvrir ces technologies. Comme le signale Aline Girard (BnF), lors de BookExpo aux Etats-Unis, les éditeurs ont expliqué s’attendre d’ici peu à un usage réparti entre le papier et le numérique, autant de nouvelles pratiques à accompagner. Julien Barbier (BnF) ne dit pas autre chose lorsque, rappelant les conclusions d’une étude sur les publics du livre numérique, il explique que la bibliothèque joue un rôle essentiel car elle est souvent le fournisseur, ou l’initiateur des usages des documents numériques.
Le métier du bibliothécaire évolue avec les nouveaux services mis en place et les résultats de la bibliothèque virtuelle doivent être autant considérés que ceux de la bibliothèque physique. C’est d’un développement harmonieux que naîtra le succès d’une bibliothèque globale. A la bibliothèque de Brême, qui a mis en place nombre de nouveaux services numériques, on constate un recul limité des prêts physiques, une explosion du nombre de prêts virtuels, une croissance régulière de la fréquentation de la bibliothèque physique, une explosion du nombre de visiteurs de la deuxième bibliothèque, un succès des automates et une grande satisfaction des usagers qui trouvent les bibliothécaires, toujours disponibles dans les espaces publics, serviables.
Selon Lionel Maurel, c’est la convergence de la production des contenus et de leur partage en temps réel qui a permis l’avènement des réseaux sociaux. La bibliothèque possède les contenus et les partage depuis toujours. A elle de savoir investir les réseaux pour être sur le chemin des utilisateurs. La présence numérique des établissements est primordiale puisqu’ils attirent par ce biais de nouveaux publics. C’est également cette présence qui leur permet de maîtriser leur image sur la toile. Beaucoup de groupes d’usagers se créent, notamment sur facebook, en lieu et place de pages officielles manquantes. Ne pas être sur le réseau, c’est prendre le risque de la fausse page.
A l’heure actuelle, il est donc nécessaire pour les bibliothèques de disséminer les contenus. En effet, un site traditionnel n’a que peu de visibilité. L’usager peut certes aller sur la page d’accueil mais s’il en ignore les contenus, il passera son chemin. Comment avoir l’idée de taper « estampes », par exemple, si on ne sait pas que l’établissement en possède ? Il revient donc à la bibliothèque, rappelle Lionel Maurel, de disséminer des appâts documentaires sur des espaces fréquentés du web. C’est la stratégie payante de la bibliothèque du Congrès, puis de celle de Toulouse, qui ont déposé des collections d’images sur Flickr, le site de partage de photographies. On peut citer aussi Gallica qui possède désormais plusieurs extensions 2.0 : la bibliothèque numérique est prolongée par un blog, un portail netvibes, qui permet d’exposer les flux RSS, et une page facebook, où l’interaction est beaucoup plus forte que sur le blog. Grâce à la synchronisation des réseaux sociaux, la dissémination s’exporte sur d’autres réseaux, notamment sur twitter. Pourtant, abandonner les dispositifs traditionnels au seul profit de ces nouveaux services serait une erreur, la lettre de d’information de Gallica, par exemple, a plus de dix mille abonnés aujourd’hui encore et beaucoup de ses lecteurs y font référence sur les réseaux.
La bibliothèque peut aller plus loin, en permettant aux usagers de butiner ses richesses et elle peut profiter de la « pollinisation » qu’ils effectuent auprès d’autres internautes. Les usagers doivent aujourd’hui pouvoir récupérer des contenus divers, tels que des photos, par le biais de vignettes exportables, même si cela implique une modification des conditions juridiques d’utilisation.
Si le mode de fonctionnement des médias sociaux modifie les services que les établissement proposent, ce sont pourtant les contenus qui importent avant tout pour garantir le succès de ces nouveaux services. Un facebook sans contenu est une coquille vide qui ne fonctionnera pas. Il revient donc à l’établissement de veiller à mettre en place une véritable chaîne éditoriale interne. Pour cela, il faut cerner les usages et développer les compétences (twitter/facebook), c’est-à-dire penser la dissémination des contenus comme une forme de médiation. Il ne faut pas avoir peur des doublons (plusieurs réseaux) et lever les obstacles juridiques à la dissémination.
La prise en compte des pratiques émergentes des usagers nécessite pour les établissement de travailler avec d’autres acteurs. A la DOK, les partenaires extérieurs, comme les archives, arrivent à la bibliothèque via la table tactile. Les archives ont gagné en visibilité mais également en visiteurs depuis qu’elles sont virtuellement présentes dans la bibliohtèque. De même, la DOK travaille en partenariat avec la BU de Delft. Il s’agit de dépasser la compétition qui peut parfois exister entre la bibliothèque publique et la bibliothèque universitaire, pour se servir des atouts de l’une et de l’autre. La BU est vide hors des périodes d’examens, par contre elle dispose d’un amphithéâtre : un partenariat a par exemple été mis en place avec la DOK pour organiser une conférence publique sur le jeu vidéo. La question du marketing est essentielle pour faire connaître ces opérations, une campagne de publicité réussie permet de rentabiliser l’investissement de départ. Pour Eppo van Nispen tot Sevenaer, le marketing est un domaine important qui requiert les compétences de professionnels. Là encore, il insiste sur le fait de travailler ensemble.
Avec la malice qui le caractérise, Eppo van Nispen lançait que les bibliothèques ont du mal avec le concept de plaisir. Investir les réseaux sociaux, proposer des contenus et des services à distance peut constituer autant de moyens de faire plaisir aux usagers, sans pour autant renoncer à ce qui fait la richesse des bibliothèques, les contenus.
ENCADRE 1
Les learning centres, des modèles innovants
Le modèle du learning centre, tel qu’il est conçu dans les pays anglo-saxons, intègre fonctionnellement et spatialement un continuum de services, notamment la bibliothèque et les services multimédia. C’est un lieu où les services ont été fusionnés pour mettre l’utilisateur au centre du processus.
Le succès des learning centres est surtout patent dans les établissements qui ont une proportion importante d’étudiants étrangers et des filières professionnalisantes, et non pas dans des universités comme Cambridge, a expliqué Suzanne Jouguelet, inspectrice générale honoraire des bibliothèques,  présentant son récent rapport. Dans ces établissements à vocation professionnelle, le lien avec les enseignants est plus facile car les enseignants sont souvent eux-mêmes des professionnels et ils reconnaissent les bibliothécaires comme leurs pairs.
Les learning centres cherchent à viser non seulement les étudiants, mais aussi les chercheurs et le grand public. A Tillburg aux Pays-Bas, le learning centre est orienté en partie vers les enseignants-chercheurs qui disposent d’espaces dédiés et de réseaux sociaux. D’autres centres s’ouvrent largement vers la ville, comme la bibliothèque municipale de Birmingham, où un projet intéressant de fusion entre un learning centre et un théâtre est en train de voir le jour. Le Rolex de Lausanne veut accueillir un large public, qui ne se limite pas aux étudiants.
Les missions des learning centres sont d’offrir des services orientés vers l’usager, de proposer à la fois de la documentation papier et électronique, mais aussi d’offrir un accès aux technologies informatiques et audiovisuelles comme des vidéoprojecteurs pour que les étudiants puissent répéter leurs présentations d’exposés. Il leur incombe également une mission sociale, service des bourses, et culturelle, « apprendre, innover, vivre », pour reprendre la formule du Rolex.
Au Rolex, outre un café, une banque et des salles de réunions, une large place est faite aux associations d’étudiants et d’anciens élèves ; ceux-ci ont été consultés en amont du projet afin de faire le lien entre le monde du travail et celui des étudiants. Ce learning centre abrite également les presses universitaires, une librairie et un centre d’orientation professionnelle et il est situé au cœur de l’université. Les learning centres se doivent d’être des lieux particulièrement attractifs où l’acoustique soignée permet à la fois le travail en groupe et le travail individuel. Leurs horaires sont très étendus et, selon les sites, le service de nuit est assuré, soit par des professionnels, soit par des moniteurs étudiants. Le prêt/retour s’y fait par RFID.
Au Royaume-Uni, l’attention portée à l’expérience d’apprentissage de l’étudiant est une des caractéristiques clé du système éducatif. Selon Graham Bulpitt, directeur des services des bibliothèques (université de Kingston, Grande-Bretagne), ce système repose sur trois éléments, l’enseignant, l’étudiant, l’information. L’enseignant a le rôle de guider les étudiants, qui doivent participer activement et s’impliquer beaucoup dans leur apprentissage. Dans ce cadre, les bibliothèques, les centres d’information jouent un rôle crucial. Le learning centre découle de cette philosophie qui correspond à un apprentissage actif. Il ne s’agit pas forcément de créer de nouveaux bâtiments mais de penser une nouvelle manière d’organiser les services.
Les learning centres s’accompagnent souvent de campus électroniques très développés. Cela ne signifie pas que le virtuel va prendre la place du réel, il s’agit simplement de permettre aux étudiants d’avoir le choix. Au learning centre de Shieffield, l’environnement est modulable et le site regroupe plusieurs activités, comme les bibliothèques et les services d’information, ainsi qu’un e-learning et des services de production multimédia. Le centre est ouvert tous les jours de l’année. A Kingston, le centre Nightingale comprend un café éducatif, qui génère deux mille livres sterling de chiffre d’affaires par jour, des espaces de travail individuel, des salles pour le travail en groupe, un centre d’apprentissage flexible. Il propose des postes informatiques, des bornes d’aide et de conseil et il reste ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Les espaces des bibliothèques incluses dans les learning centres ont été transformés, n’étant plus organisés autour des collections mais autour des espaces d’apprentissage. Cela a nécessité un élargissement des compétences du personnel de bibliothèque : ses fonctions ont été étendues, notamment en matière de soutien à l’apprentissage. Ses savoir-faire sont variés : développeur, chef de projet, bibliothécaire et analyse de métadonnées. Le personnel est encouragé à travailler de manière flexible afin d’acquérir en permanence de nouvelles compétences de façon à pouvoir répondre à tous types de demandes.
Le fonctionnement de tels établissements est coûteux car il s’agit toujours d’innover, et surtout de se renouveler en permanence. L’évaluation a un rôle central dans ce cadre, elle passe par des enquêtes de satisfaction et des entretiens, suivis d’une communication des résultats et des mesures prises en conséquence.
Dans le contexte universitaire français, on constate un retard relatif avec des faiblesses structurelles et une culture professionnelle insuffisamment ouverte à la comparaison, explique Suzanne Jouguelet. Il est donc nécessaire de développer l’axe prioritaire du soutien à l’acquisition des connaissances et d’accroître l’accessibilité aux lieux et aux contenus. La question qui émerge est de savoir si un SCD est apte à piloter seul un learning centre. Il semblerait qu’il lui soit nécessaire de travailler conjointement avec d’autres services. A l’heure des opérations campus et des PRES, la mise en œuvre de learning centres en France peut sembler possible.
ENCADRE 2
A l’Astrolabe de Melun, un panel de services multimédia a été mis en place, tant dans la médiathèque que sur le portail.
La médiathèque a lancé son nouveau portail 2.0 en avril 2010. Il accompagne la création de trois services innovants, destinés à ce que la bibliothèque soit avant tout « la maison des hommes ».
Dès le rez-de-chaussée, les usagers peuvent profiter du Cyberlab, un service de création numérique, d’initiation aux outils et de veille technologique. Avant sa création, des formations ont eu lieu à destination de l’équipe qui assure aujourd’hui l’aide aux usagers. Autre service mis en place, le Kiosque, espace spécifique consacré à la presse, dans lequel les usagers peuvent s’informer sur  l’emploi et la formation. On y trouve par exemple de l’aide pour rédiger un CV. Enfin, dernier de ces services mis en place par la médiathèque, Déclic, un espace d’autoformation où les usagers, s’ils le souhaitent, peuvent bénéficier d’une assistance personnalisée. L’équipe peut aider à la rédaction de documents et il lui arrive même d’intervenir pour des traductions de documents, comme celles de demande d’asile. Le code de la route, suivi de l’apprentissage des langues, connaissent un franc succès à l’espace Déclic.
Le nouveau portail 2.0  comporte un service d’autoformation à distance et offre des services comme toutapprendre.com, vodeclic et orkypia. Une offre de musique en ligne, de livres numériques et de VOD sera prochainement disponible. L’équipe de la médiathèque réfléchit constamment à développer de nouveaux services, explique Florence Couvreur-Neu, la responsable des services multimédia.
Le constat fait après quelques mois de fonctionnement est positif. Le nombre d’emprunts est stable et le nombre des utilisateurs des services numériques sur place est en augmentation. Depuis la mise en place du service d’autoformation en ligne, les personnes se déplacent davantage à la médiathèque.