L’autre jour, dans une très grande librairie, j’ai vu arriver deux adolescentes d’une quinzaine d’années, qui paraissaient aussi excitées que si elles se rendaient à une fête. Mais en voyant tous ces rayonnages couverts de livres, elles prirent soudain une expression inquiète et se serrèrent l’une contre l’autre en regardant à la ronde d’un air stupéfait. Voyant qu’elles allaient s’enfuir, je m’avançai vers elles et leur demandai si elles avaient besoin d’aide. Elles déclarèrent qu’elles cherchaient un livre. Quel livre ? Eh bien… elles n’en savaient rien. Leur professeur leur avait dit qu’elles devaient lire des livres et passer moins de temps devant la télévision. Elles n’imaginaient pas qu’il existait tant de livres. Non, il n’y en avait pas chez elles, leurs parents ne lisaient pas. Je vis alors ce qu’elles voyaient, un espace aussi vaste qu’un entrepôt et rempli de milliers de livres, dont chacun était un monde inconnu, un défi, un mystère. Je les accompagnai donc de rayon en rayon en leur expliquant qu’ils étaient classés par genre : romans, biographies (ouvrages retraçant la vie d’une personne), autobiographie (ouvrages retraçant la vie de leur auteur), animaux, voyages, sciences etc. Elles sortirent avec une demi-douzaine de livres, et j’espère qu’elles sont retournées plus tard dans une librairie.
Je crois que les gens travaillant avec des livres ou élevés dans une famille où leur présence allait de soi ne peuvent imaginer la confusion, l’effarement, le découragement qui s’empare nécessairement de jeunes gens auxquels on recommande de lire alors qu’ils n’ont ni parents ni amis plus âgés pour les conseiller.

Doris Lessing, “Introduction à un guide de lecture”, in Le temps mord.