Le Rendez-vous des lettres #2 : table ronde, nouvelles textualités, nouvelles humanités ?

Suite des notes prises lors de la première journée de #pnflettres. Même remarque que précédemment, il peut y avoir des erreurs dans ces lignes, saisies à la volée. Un autre tweetdoc pour archiver le livetweet que je n’ai pas pu suivre en direct, à cause du wifi au compte-goutte. 
NB, dame BnF : un tweetdoc relu le soir est au livetweet ce qu’une captation vidéo est au théâtre…

Table ronde avec Milad Doueihi (université de Laval, Québec), Frédéric Kaplan (école polytechnique de Lausanne), Yves Citton (université Grenoble 3), Emmanuel Souchier (CELSA), animée par Lucile Trunel (BnF)

La dimension globale et culturelle du numérique est essentielle. Le numérique est une nouvelle culture à penser comme une dimension de l’humain.

Milad Doueihi
Le mot  numérique est entré rapidement dans notre vocabulaire et les usages diffèrent. Sa définition reste floue : il désigne à la fois des manières de faire, de lire, d’interagir et de faire société, sans qu’on arrive à le définir de manière consensuelle.
Le numérique au départ est d’abord une branche de l’informatique, avant de devenir une industrie. Il n’est devenu culture qu’ensuite. Pourquoi ? La culture peut se définir comme quelque chose à savoir pour appartenir à un groupe : le numérique implique des manières de savoir essentielles pour prendre part aux groupes aujourd’hui. Le numérique est aussi au coeur de la valeur de partage.
Il est essentiel de se rappeler que le numérique associe une dimension informatique formaliste à une autre dimension qui cohabite avec des perspectives historiques et anthropologiques notamment.
Le fétichisme du livre est une véritable exception culturelle française ! De Mallarmé à Blanchot, avec entre les deux Borges : ils ont contribué à la construction d’une idée de l’oeuvre (labyrinthe), dont on s’éloigne peu à peu. Chez Blanchot se trouvait déjà l’interrogation d’une spatialité de l’oeuvre.

Yves Citton 
Qu’est-ce qui se passerait si à la place de ces mots à la mode, on parlait de culture de l’interprétation ? Il faut reconnaître cette espèce de grande division entre culture scientifique et culture humaniste, avec les données opposées à l’interprétation. Il faut reconnaître qu’il y a une différence entre elles mais surtout affirmer leur complémentarité.
Les humanités sont des pratiques réfléchies de l’interprétation. Quatre critères peuvent être établis pour la complémentarité entre économie de la connaissance et interprétation.
– du côté de l’économie de la connaissance, accélération et rapidité. Côté culture de l’interprétation : lenteur nécessaire, limite de l’étude à un corpus restreint (une page, un sonnet : Yves Citton a pris l’exemple de l’explication de texte) et ressassement sur le texte.
– le mode de connaissance oscille entre une reconnaissance très rapide de quelque chose qui s’inscrit dans des catégories pré-paramétrées (barcode par exemple) versus une découverte de significations inédites du côté de l’interprétation.
– le statut de la communication : d’un côté, une connexion intense pour avoir accès à des flux. Plus on communique, plus le savoir est enrichi (économie de la connaissance). De l’autre, une suspension de la communication (arrêter son portable dans la classe), c’est-à-dire le luxe d’une vacuole qui n’oblige pas à être réactif à des sollicitations permanentes.
– l’économie de la connaissance nous dit que l’information doit être vraie. En même temps, nous avons besoin d’une multiplicité d’interprétations possibles, il s’agit de construire des subjectivations.
On a donc besoin de l’interprétation pour construire l’économie de la connaissance à notre profit.

Emmanuel Souchier
Pour lire une oeuvre de patrimoine, que nous faut-il aujourd’hui ? Un savoir-lire et un savoir-écrire. Les lettres sont en grande difficulté, pourtant elles sont l’avenir. Pour vivre le numérique, nous devons être des citoyens lettrés.

On a coutume de dire que l’ensemble de nos productions médiatiques est fragmentée et fragmentaire. Or  la pratique du fragment remonte à l’Antiquité. Peut-elle éclairer les conditions du savoir-lire/écrire ?
La rhétorique guide, accompagne, commande son lecteur. Le fragment, lui, postule la présence d’un lecteur éminemment actif. C’est au lecteur de faire le lien, d’élaborer l’articulation de la signification. C’est une invitation à la littéracie : entre chaque fragment, un blanc. Au lecteur de les vivre, les lier, les lire et les signifier. Entre les fragments se trouve un espace de la signification, de l’interprétation. Ce sont les fameux hypomnemata, des espaces où prendre le temps de soi au creux de la lecture.
La pratique du fragment est une pratique de lettré, qui est tout sauf démocratique. Si nous le goûtons, c’est que nous possédons les savoirs et les savoirs-faire des lettrés.
Le lecteur de fragments veut participer à la production du texte. C’est une revendication de privilégié, qui repose sur un socle d’apprentissages déjà acquis.
Le fragment se construit en opposition à la rhétorique. Il implique un statut de lecteur/auteur/acteur.

Frédéric Kaplan
Exemple des cartes : ce sont des représentations régulées dominées par des règles d’usage. Une carte, ça s’apprend (règles, imitation). Ces dernières années, les formes se sont mécanisées, puis stabilisées : on a assisté à un basculement des règles d’usages. Auparavant, on achetait une carte, puis un changement s’est opéré, notamment avec google maps : toutes les cartes du monde sont disponibles, gratuitement. On peut zoomer de manière continue. On peut aussi annoter, faire des ajouts, partager et insérer la carte dans d’autres pages. On y  a perdu la protection contre la pluie qu’on pouvait avoir avec les cartes papier qui nous abritaient !
Passage de l’outil à la machine : la machine est un outil qui incorpore ses propres gestes. C’est une transition intéressante que celle des cartes actuellement : on vous offre l’usage des cartes parce qu’on imagine que vous allez les enrichir.
Dans les livres numériques, si les gestes sont intégrés, la stabilité ne l’est plus. A l’avenir, n »assistera-t-on pas à un échange des traces numériques contre la gratuité du livre ?
Le livre diffère de la carte car il est un volume. Le livre est en trois dimensions, c’est un conteneur. Il renferme des objets en deux dimensions, comme images et diagrammes. La mécanisation du livre consiste à trouver des contenus mis en espace.
Pour Paul Otlet, « le livre sera en croissance continue ». C’est un modèle encyclopédique. La forme encyclopédique a toujours détesté la forme close de l’objet livre. Elle a accompagné l’évolution du numérique. Aujourd’hui, la société considère que les formes closes sont passées de mode : importance de l’interopérabilité, de la standardisation des contenus.
Il existe encore des poches de résistance, qui ne sont pas perçues comme telles, de ceux qui pensent qu’il existe des formes numériques fermées : elles prennent la forme des applications. Le livre pour enfant (village gaulois) est dans le monde numérique le domaine le plus innovant où on expérimente des nouvelles formes de livres.

Milad Doueihi
Nous avons basculé d’une économie de la rareté (savoir-lire, littéracie) à une économie de la surabondance. 
Ce que nous vivons aujourd’hui est dans la continuité de l’héritage conflictuel des Lumières : on relevait une opposition entre une forme de tâtonnement chez Diderot face à une forme plus mathématique, qui est celle de D’Alembert. 
Pour garantir l’autonomie du lecteur, il faut qu’il accepte de vérifier : la pratique philologique devient la méthode critique. Aujourd’hui, le défi de la formation, le défi pédagogique des lettrés est d’essayer de faire passer cette méthode critique.
Le fait de savoir coder, en ce sens, constitue un véritable contrat social. C’est une pratique de lettré (cf. Donald Knuth).

Yves Citton
Passage d’une économie de la rareté à une économie de la surabondance.
La première rareté est notre temps d’attention. On assiste à une énorme transformation économique, on ne se rend pas compte que, nous lecteurs, que la richesse est dans notre temps d’attention.
La question de l’économie de l’attention n’est pas nouvelle. La rhétorique, c’est déjà essayer de capter et soutenir l’attention. Et au 18e, tout le monde se plaint déjà qu’il existe trop de livres, que tout le monde publie n’importe quoi !
C’est l’interdépendance intensifiée et globalisée qui rend l’attention de nos semblables de plus en plus cruciale. L’économie mondiale repose tellement sur le fait qu’on aime telle marque ou telle autre, que ce fonctionnement de l’attention conditionne désormais toute l’économie réelle.
Il faut donc passer d’une économie de l’attention à une écologie de l’attention.
Du point de vue de l’interprétation : l’attention n’est pas seulement du temps mais elle est aussi constituée de qualités. L’interprétation peut se concevoir comme un régime attentionnel particulier : elle sous-entend une isolation dans une vacuole, une immersion. Elle oppose l’attention, qui peut être captive, à l’alerte, volontaire : à moi de voir ce qui fait problème dans le texte.

Emmanuel Souchier
Pour André Leroi-Gourhan, l’outil constitue une externalisation de la mémoire humaine.
Frédéric Kaplan
Le modèle que nous utilisons a 30 ans. C’est le modèle Xerox (vendeur de photocopieuses !), le fameux Wysiwyg. C’est un modèle qui nous contraint : nous vivons dans la culture de l’imprimé. Nous ne vivons pas dans la culture numérique tant que nous utilisons word et powerpoint !
Le web s’est construit sur un modèle du document papier. L’hypertexte, par exemple, est un système issu du document papier.
Les manières de citer devraient être aujourd’hui différentes du couper/coller. Il devrait être interdit de couper/coller pour pouvoir citer en permanence car la duplication vient du monde imprimé. La question est désormais celle de l’accès à nos fichiers. 
La notion d’immersion dans le livre file la métaphore aquatique : il y a des livres jacuzzi et des livres mer du Nord ! Pourtant, même dans ladite lecture immersive, on lève les yeux : c’est déjà une respiration, une vacuole, déjà une idée, une annotation à venir.

Yves Citton
Fétichisme du livre : est-ce que les nouveaux médias qui impliqueraient un certain régime attentionnel n’empêcheraient pas la sacralisation du texte ?
150 ans de philologie ont produit quelque chose : peut-on le conserver ? (exemple des différentes éditions de Cyrano, sur la toile : français partiellement modernisé, pas du tout, totalement. Flou total).

Milad Doueihi
Dans un certain contexte, il y a une nécessité de conserver une tradition philologique. D’un autre côté, on se heurte à la sacralisation du livre avec une attitude presque messianique. Un déplacement du statut sacralisé et de la légitimité des auteurs est en train de s’opérer, créant des conflits de légitimité.
Alain Viala a consacré sa thèse à la renaissance de l’écrivain. Aujourd’hui, on assiste à la renaissance du lecteur, qu’on peut mettre en parallèle avec la naissance des logiciels libres et de la première licence GNU. Tout lecteur est déjà un auteur.

Emmanuel Souchier
On doit arriver à considérer le code comme partie intégrante de la pratique d’écriture. Il existe une tension entre la très grande littéracie que demande cette pratique et l’usage du grand public.
Frédéric Kaplan
L’arrivée du lectorat romanesque et populaire au 19e siècle a formé un lectorat qui était prêt à la lecture de la Phénoménologie de l’esprit. Il faut être extrêmement attentif aux formes de lectorat populaire : l’attention longue existe toujours, notamment avec les séries télévisées qui gardent leur public plusieurs années. Il est  fort possible que les formes intellectuelles qui émergent sont celles qui seront prêtes à accueillir les pratiques lettrées de demain.
Yves Citton
Aujourd’hui, on dépend tous des programmes de façon intime mais on est complètement illettré face à la programmation et aux logiciels. Aller derrière la machine constitue un enjeu politique et culturel. Il faut donner aux jeunes générations la possibilité de comprendre les programmes et la capacité d’en développer (éthique hacker). Les humanités numériques doivent aussi se poser la question du logiciel libre.