Open Educational Ressources : quels enjeux pour les acteurs de la chaîne du livre universitaire ? (compte-rendu de la journée d’étude de la société des étudiants-ingénieurs de Queen’s)

Comme je n’écris pas suffisamment pour avoir de blog fixe (j’y viendrai peut-être un jour…), un grand merci à Cécile d’avoir bien voulu héberger ce (pas si) petit compte-rendu de journée d’étude canadienne sur les ressources éducatives libres, sujet certes un peu exotique, mais en fait pas tant que ça ;-). — Alexandre T.


 

En stage professionnel à la Queen’s University Library (Kingston, Ontario), j’ai eu l’occasion – et le privilège ! – de participer début mars à la 21ème session annuelle de « planification sur le long terme » de la Queen’s University Engineering Society Services Inc (QUESSI), consacrée aux ressources éducatives libres : Ever Expending Open Educational Ressources (OER) : The opportunities. The perils. The future.

Welcome at Queen's University. Stauffer Library.
Queen’s University et Stauffer Library (un jour de vacances)

Je suis très reconnaissant à Mark Swarz, bibliothécaire en charge des questions de copyright à Queen’s et bien sûr à la QUESSI de m’avoir invité, tant cette journée était enrichissante. On ne le dira jamais assez, mais réussir à faire réfléchir ensemble un vaste panel de personnes d’âges et d’horizons différents est un gage de succès indéniable. En l’occurrence, sur la trentaine de personnes présentes étaient représentés étudiants de diverses disciplines (génie, business, bibliothéconomie…), libraires, éditeurs, bibliothécaires et enseignants-chercheurs. Mon objectif ici est de présenter brièvement (bon, disons aussi brièvement que possible ^^) les enjeux abordés et les quelques solutions proposées au cours de cette journée, même s’ils me semblent en grande partie assez spécifiques à la situation universitaire américaine.

Si la QUESSI s’intéressait ainsi aux mutations de la chaîne du livre universitaire, c’est qu’elle est notamment en charge de la gestion de la librairie universitaire de l’université, une boutique à but non-lucratif fondée en 1906 par des étudiants ingénieurs, dont l’objectif est de fournir aux étudiants les ressources indispensables à leurs cours au meilleur prix possible. Q.U.E.S.S.I. 21st Annual Long Range Planning SessionEn effet, l’une des contrariétés des étudiants américains – et il semble que la situation canadienne soit relativement privilégiée par rapport aux USA – est l’adossement des cours de premier cycle universitaire à des manuels (textbooks) spécifiques, indispensables pour suivre le cours, et dont les prix s’étalent de 100$ environ pour les moins coûteux à 600$ voire plus, soit largement le prix d’un mois de loyer par discipline et par an. Pour vous faire une idée (il ne me semble pas que l’exact équivalent existe en France), vous pouvez jeter un coup d’œil au site de la librairie de Queen’s : http://www.campusbookstore.com/Textbooks/.

Or, ces dernières années, ces prix ont continué à augmenter bien au-delà de l’inflation, ce qui est largement reproché aux éditeurs – lesquels se défendent évidemment de tout profit indu (ça vous rappelle quelque chose ?). Alors, bien entendu, les étudiants n’ont pas attendu pour organiser des méthodes alternatives, de la location de manuels à l’année à leur mutualisation, prêt ou duplication (ah le photocopillage !). Mais la généralisation de l’Open Access et des licences libres ouvre de nouvelles perspectives pour tous.

Au départ, les Ressources éducatives libres (c’est la traduction de l’OCDE pour Open Educational Ressources) peuvent sembler le deus ex-machina venu sauver l’enseignement supérieur, un peu à l’image de l’ouverture des résultats de la recherche [c’est d’ailleurs un intéressant reproche des enseignants aux bibliothécaires, qui leur paraissent concentrer leur soutien à l’Open Access au domaine de la recherche aux dépens de l’enseignement – bon, en même temps, les enseignants présents faisaient probablement partie de la minorité militant en faveur de la reconnaissance de l’enseignement face à la recherche car le fonctionnement américain est de ce point de vue très similaire à ce que l’on connaît en France, et effectivement axé sur la recherche plus que l’enseignement].

Pour les étudiants, les ressources éducatives libres présentent essentiellement un intérêt économique certain. D’autres atouts mis en valeur par les vidéos promotionnelles, comme l’avantage du format numérique, sont moins évidents, à quelques semaines de la parution du livre de Naomi Baron qui déconstruit patiemment le supposé confort de lecture sur écran des étudiants « natifs du numérique » (Words Onscreen : The Fate of Reading in a Digital World, Oxford University Press, 2015 ; si vous ne prévoyez pas de le lire en entier, allez jeter un œil à la recension du Washington Post). Le désagrément de la lecture studieuse numérique peut être dépassé cependant, et le compromis de la liseuse déconnectée ou de l’impression à la demande reste probablement bien plus viable économiquement – et peut-être un service attendu des anciennes librairies.

En ce qui concerne les enseignants auteurs de manuels, pour qui cette activité n’avait de toute façon jamais été vraiment créative de profits ou de reconnaissance institutionnelle (là encore plutôt basée sur les activités de recherche), la création de ressources libres ne change pas vraiment la donne en terme de difficulté de conception (enfin, un peu quand même, voir plus bas ce qu’en pensent les éditeurs), mais les perspectives de diffusion dans le monde entier sont fort valorisantes (voir vidéo ci-dessous ; celle-ci et la précédentes sont deux lauréates du concours « Why Open Education Matters » porté en 2012 par le ministère états-unien de l’éducation, la Creative Commons et l’Open Society Foundation). On pourrait certes s’interroger sur la réalité de cette diffusion planétaire et démocratique (rappelons qu’il s’agit de manuels, pas de MOOCs), mais qu’importe : notre principal objet, ici, est finalement l’existence de ressources utilisables par les universités américaines.

Bien sûr, en tant que prescripteurs de ces ressources à leurs étudiants, les enseignants rencontrent les premières difficultés liées aux OER : leur identification et leur repérage [discoverability est un mot très pratique, mais je vous laisse utiliser le néologisme qui en est tiré à vos risques et périls ^^]. Noyés dans la masse d’information d’internet, les OER ne sont pas plus facilement repérables que les autres ressources en Open Access. Qu’à cela ne tienne – s’écrient les bibliothécaires – il se trouve que nous avons développé une certaine expertise dans la veille et la recherche de ressources numériques. C’est certain, mais cette expertise a un coût, à l’heure des diminutions drastiques des subventions publiques.

L’autre inquiétude est liée à l’évaluation de la qualité des manuels. Elle me semble moins pertinente, dans la mesure où un système relativement efficace et presque gratuit de révision par les pairs est déjà largement en place, et où les bibliothèques sont, là encore, équipées pour repérer les ressources visiblement déficientes. Surtout, on peut imaginer qu’un professeur d’université appuyant l’un de ses cours sur un manuel, qu’il soit papier ou numérique, est qualifié et responsable, en dernier recours, pour en garantir la qualité. Il est cependant intéressant de remarquer que les membres des facultés ont bien retenu les dangers liés à l’Open Access, concernant notamment les « prédateurs » de la liste de Beall, plus peut-être que ses avantages…

Les éditeurs, on s’en doute, sont beaucoup plus réticents vis-à-vis des OER, ou tout du moins sceptiques. Ceux qui étaient présents ne sont pourtant ni les « géants », tirant le profit maximal des manuels, ni les plus opposés au numérique par principe. Ils rappellent d’ailleurs que les manuels sous droits existent aussi sous forme numérique, enrichis de contenus multimédias, et dépassent souvent largement en qualité leurs équivalents libres. Dans la plupart des cas (selon eux), c’est derniers sont seulement numériques dans la mesure où le contenu imprimé est lisible sur écrans, mais ils ne profitent pas réellement des améliorations pédagogiques rendues possibles par les technologies Internet. Ils rappellent ainsi aux enseignants-auteurs que le texte du cours, qu’ils sont disposés à céder gratuitement, ne constitue pas un manuel complet, et qu’il y a un réel travail d’édition à trouver et à intégrer les documents d’accompagnement (textes de référence, graphiques, photos… voir contenus multimédias). Et dans le cas d’un manuel libre, à moins de créer soi-même tous ces documents, il faut vérifier qu’ils obéissent à une licence libre compatible (certes, la généralisation des Creative Commons simplifie les choses, mais beaucoup de contenus sous droits n’ont pas encore d’équivalents, sans parler des clauses restrictives comme Non-Derivative et autres Share-Alike…).

Tout cela a un coût, évidemment, et on est assez tenté de les suivre lorsqu’ils questionnent la pérennité d’un modèle économique fondé sur la gratuité. Surtout mis en regard des services gratuits proposés par des distributeurs comme Amazon, peu connus pour leur philanthropie naturelle (Kindle Direct Publishing, destiné à faciliter la publication d’OER, est en version beta). Transmettre aux facultés la responsabilité de la conception et de l’évaluation des ressources, et aux bibliothèques celle de leur repérage et de leur archivage revient à transférer un coût actuellement assumé par les étudiants… soit aux mêmes étudiants, via les hausses des droits d’inscriptions (ce qui ne les enchante pas forcément), soit aux universités (ce qui ne me paraît pas forcément choquant, mais semble peu opportun dans le contexte budgétaire actuel). Lorsque, dans l’après-midi, nous avons tenté de prototyper une offre de service liée aux OER, la meilleure source de financement que nous ayons trouvée était « pixies, fairy dust, and magic », pas la plus aisée à mettre en œuvre (mais si vous avez des talents particuliers, signalez-vous ! ^^).

Le cas de la librairie à but non lucratif est, évidemment, un peu particulier. Fournir les ressources éducatives gratuitement constituerait de fait l’aboutissement du projet de départ, même si cela suppose la disparition de la librairie en tant que structure. Autrement dit, libraires comme étudiants gestionnaires sont prêts à envisager une politique menant à leur propre disparition, ce qui serait probablement plus difficile pour une structure réellement lucrative. Cela dit, ils constatent aussi que, malgré le développement des ressources numériques, leur fréquentation ne diminue pas. La librairie vend certes plus d’accessoires vestimentaires aux couleurs de l’université et moins de manuels, mais même pour se procurer ceux-ci, il est curieux de constater qu’un certain nombre d’étudiants préfèrent aller acheter un bon de téléchargement en librairie que de payer directement en ligne. Est-ce la marque d’un « patriotisme universitaire » tout américain ? Une précaution en cas de besoin d’un service après-vente identifiable localement ? Ou juste l’application « bête » des prescriptions d’enseignants faisant plus confiance à la librairie pour orienter vers la bonne version des manuels voulus ? Nous n’avons pu donner de réponse définitive ; toujours est-il que l’avenir de la librairie universitaire en tant que structure semble loin d’être désespéré. Quant à savoir quels nouveaux rôles elle pourrait remplir dans un contexte d’hégémonie des OER, les quelques propositions dégagées sont encore peu convaincantes : impression à la demande (voir plus haut), service de repérage et/ou de certification des ressources existantes, éventuellement de diffusion et de promotion des publications internes à l’université…

Vous aurez remarqué qu’en reconstituant la position des principaux acteurs, je ne me suis pas attardé sur celle des bibliothécaires. C’est que, pour l’instant, la bibliothèque universitaire s’est bien peu saisie de la question. Rejetant traditionnellement les manuels de ses collections (parce qu’elle n’était évidemment pas en mesure d’en disposer de suffisamment d’exemplaires pour répondre elle-même à la demande de tous les étudiants), les OER lui semblent une perspective plutôt lointaine. Même si, à la suite de cette journée d’étude, un partenariat va probablement émerger dans les prochains mois entre la bibliothèque et la librairie, les services proposés par les deux institutions vont, de plus en plus, entrer en concurrence. La base de données réalisée par la librairie sur les ressources ouvertes existantes aurait très bien pu relever des missions de la bibliothèque. Et celle-ci, même si elle se concentre pour l’instant sur la diffusion de la recherche en Open Access, serait tout à fait légitime pour proposer les services d’aide à la réalisation de manuels libres, d’archivage et de diffusion de ceux-ci, de centralisation des ressources existant sur Internet et même d’impression à la demande…

 

Sauf erreur de ma part, la question des OER n’est pas aussi prégnante en France, notamment parce que les manuels universitaires sont loin d’être aussi répandus et dispendieux qu’en Amérique du Nord. Elle a cependant déjà commencé à se poser dans le secondaire, certes dans une moindre mesure en raison d’une organisation déjà relativement efficace pour lutter contre les répercussions du coût des manuels. Elle pose par ailleurs clairement le problème du rôle des bibliothèques dans la diffusion et la promotion des ressources libres, notamment éducatives, qui constitue un enjeu aussi bien moral que matériel pour les prochaines années.


Pour en savoir plus sur la situation des textbooks américains, le billet de blog très complet d’un avocat spécialisé dans l’accès à l’information (http://www.project-disco.org/competition/112113-the-changing-textbook-industry/ ; 2013) ; ainsi que quelques sites d’initiatives libres :

1 Commentaire

  1. Je trouve que c’est très utile autant aux élèves qu’aux personnes qui veulent juste se cultiver. Mais je suis un peu septique par rapport aux cours. Comme c’est « open », je vois tout de suite des personnes qui ne sont pas très qualifiées mais qui voudraient juste partager ce qu’ils savent.

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