« Avant, il y avait la tomate »

Je profite parfois, comme beaucoup de collègues j’imagine, des plages de service public pour faire de la veille. Entre deux articles, j’ai jeté un oeil à twitter que j’ai vu bruisser de #451. Evidemment, vous me connaissez, j’ai cliqué illico sur le lien.
« Avant, il y avait la tomate. »
Un énième appel pour préserver le livre papier est paru dans le Monde. Jusque-là, rien de nouveau sous le soleil. Les signataires ont créé un blog, cherchez l’erreur, pour diffuser l’appel et signaler la tenue d’une rencontre sur le sujet.
Relisant ce texte, je tombe littéralement en arrêt devant la note de bas de page (3), que je ne me peux m’empêcher de citer ici :

« (3) Un ami paysan nous racontait  : «  Avant, il y avait la tomate. Puis, ils ont fabriqué la tomate de merde. Et au lieu d’appeler la tomate de merde “tomate de merde”, ils l’ont appelé “tomate”,  tandis que la tomate, celle qui avait un goût de tomate et qui était cultivée en tant que telle, est devenue “tomate bio”. À partir de là, c’était foutu.  » Aussi nous refusons d’emblée le terme de «  livre numérique  » :  un fichier de données informatiques téléchargées sur une tablette ne sera jamais un livre. »

tomates
tomates. Jinax. CC : BY. Flickr
Après un premier moment d’incrédulité, après avoir été tentée de récrire le texte en remplaçant « livre » par « tomate » (« Nous avons commencé à nous réunir depuis quelque temps pour discuter ensemble de la situation présente et à venir de la tomate et de ses métiers. (…) L’industrie de la tomate vit en grande partie grâce à la précarité qu’acceptent nombre de ses travailleurs, par nécessité, passion ou engagement politique.« ), je n’arrivais pas à penser à autre chose qu’à cette inénarrable comparaison.

Sortant du métro pour aller récupérer mon panier de légumes-bio-garantis-de-la-région, donc censé réduire mon empreinte carbone et favoriser l’agriculture locale – ce que je précise pour n’être pas taxée d’ennemie de la tomate bio, sortant du métro, donc, je ne cessais de repenser à la tomate ; pire, j’avais un problème avec la tomate.

Market Grabs
Market grabs. banlon1964. CC : BY-NC-ND. Flickr

Je ne suis pas experte en histoire de cette chère solanum lycopersicum mais je crois bien me souvenir que les premières variétés introduites en Europe n’étaient pas rouges, mais jaunes. L’italien en a gardé la trace, qui la nomme pomodoro. De fait, l’anecdote de la note (3) me paraît bancale. La tomate dont nos grands-parents nous parlent, celle d’avant les OGM, est une tomate rouge : elle a déjà été modifiée. Par conséquent, à partir de quand a-t-on été soi-disant « foutu » ? Pour rester dans la comparaison horticole, qui n’a pas vu ses aïeux greffer des arbres fruitiers ?

Certes, la « tomate de merde », aussi insipide que remplie de graines, existe et personne ne va le nier. Pour autant, est-elle nécessairement non biologique ? Voilà un autre aspect de la note (3) qui me chiffonne : les tomates de mon panier de légumes-bio-garantis-de-la-région sont souvent moins savoureuses que les tomates traitées achetées par mon père à son petit marché. Le bio, c’est une garantie de ne pas avoir de traitements, un peu comme le papier recyclé dans le livre, mais ça ne vous garantit pas la qualité. Peut-être publie-t-on du Guillaume Musso sur papier recyclé, qui sait ?

Bref, la « vraie » tomate est davantage une idée de tomate qu’une réalité. Quant à savoir si l’existence de la tomate précède son essence, je vous laisse juge car il me faut maintenant vous entretenir des vaches.

Et les vraies vaches !

Quand j’étais enfant, mon grand cousin s’étonnait toujours de ne pas voir de vraies vaches. Pour lui, les seuls bovidés véritables étaient les vaches normandes qu’il avait vu dans les reproductions des manuels scolaires et des livres de jeunesse. Quand nous étions en vacances et que nous faisions du vélo sur les petits chemins lotois, il s’étonnait de ces ersatz de vaches que nous croisions, dont la robe n’était pas noire et blanche. Pour ma part, j’étais terrifiée par ces énormes salers, aux cornes en forme de lyre.

Salers à Laqueuille
Salers à Laqueuille. Ecololo. CC : BY-NC-SA. Flickr

Toujours en matière de vaches,  peut-être qu’un jour on m’expliquera pourquoi celles que ma mère appelle « les vaches grises de mon pays », à savoir l’Ariège, sont en réalité des gasconnes alors qu’en Gascogne, ce sont précisément des blondes d’Aquitaine qu’on élève ! Voilà qui constitue d’ailleurs une vraie question pour un SRV, mais je m’égare.

Race Gasconne (taureau)
Race gasconne. Le Nau. CC : BY-NC-SA. Flickr

Vous l’aurez compris, cette fois je n’oserai même pas vous parler de l’idée de la vache et de la réalité de la vache tant la situation est inextricable, tant du point géographique que du point de vue du pelage… Une « vraie » vache, c’est un idéal rêvé sur un imagier d’enfant.

Quant à savoir si « un fichier de données informatiques téléchargées sur une tablette » est un livre, ma foi, pourquoi pas ? Est-ce qu’une tomate blanche a beaucoup à voir avec une  cornue des Andes ? Finalement, papier ou numérique, il y a fort à parier qu’on verra toujours se côtoyer du Jean Echenoz et du Florian Zeller. Le « vrai » livre, comme la vraie vache et LA tomate, reste l’héritier d’un imaginaire. N’oublions pas qu’en leurs temps les livres de poche, puis les livres à 1 ou 2 euros, que personne ne songeraient plus aujourd’hui à décrier, ont subi des attaques du même acabit.

C’est alors que Toinet revint…

J’en étais là de mes réflexions sur la tomate, les vaches et les livres lorsque j’ai découvert cet article signalant l’achat de Flammarion par Gallimard. Où l’on apprend que Google et Apple n’ont qu’à bien se tenir, désormais ! Trève de plaisanterie, évidemment que le retour dans l’Hexagone d’une aussi vieille maison que Marpon-Flammarion peut susciter un plaisir un tantinet chauvin. Cela dit, quelques passages de l’entretien avec Antoine Gallimard m’ont mise mal à l’aise.

Tremblez, internautes !

« Votre présence à la tête de ce groupe, le 3e français, le 31e mondial, a-t-elle déjà suscité des jalousies?Pas pour l’instant. On pense plutôt que je suis courageux d’investir dans le marché du livre, remis en question et par Amazon, qui promeut l’autoédition, et par les internautes, qui poussent à la gratuité. »

Méchants que nous sommes, nous, internautes qui voudrions la gratuité ! Il se trouve qu’avant d’être internaute, je suis d’abord lectrice. Multi-supports, si l’on y tient. Il se trouve surtout que je lis plus en un mois que je ne peux me permettre de dépenser. Alors oui, si je peux trouver de la lecture gratuite, j’en suis ravie. Que ce soit en bibliothèque ou par des moyens que la déontologie professionnelle m’interdit de citer ici. Il me semble finalement que ce sont moins les internautes qui poussent à la gratuité que les lecteurs qui, crise oblige, n’ont pas tous les moyens de lire à leur faim.

Et Colomb franchit l’Atlantique

« Les Européens sont-ils, selon vous, plus attachés au texte imprimé que les Américains?Oui, on voit bien qu’avec leurs librairies, leurs universités, leurs ouvrages très bien édités, les Européens, et notamment les Français, restent très attachés au livre. Les Américains ont plus une conception de livre jetable et moins la notion de bibliothèque, du fait qu’ils déménagent, qu’ils n’ont pas eu cette culture des ancêtres à travers leurs propres bibliothèques. En France, la résistance au tout-numérique est beaucoup plus forte qu’aux Etats-Unis. »

Avec la tomate, les vaches, la gratuité, j’avais sombré dans une logorrhée bloguesque mais j’étais restée relativement calme. En lisant ces lignes-là, j’ai ressenti la même colère sourde que lorsqu’on me fait remarquer dans les Pyrénées que moi, quarteronne espagnole, je ne suis pas tout à fait de là, alors que mon grand-père s’y est installé il y a plus de soixante-dix ans.
Rappelons juste que la bibliothèque du Congrès est la plus importante bibliothèque du monde et qu’elle a déjà gaillardement plus de deux cents printemps. En matière de « culture des ancêtres », deux cents ans sont-ils suffisants ?! Et que dire d’Harvard qui possède la plus importante bibliothèque universitaire au monde…
Quant à la « notion de bibliothèque », inutile de traverser l’Atlantique pour ne pas la connaître, il suffit d’avoir grandi dans un environnement défavorisé au coeur même de la vieille Europe : « Si vous n’êtes pas issu de classe moyenne, vos étagères sont vides », rappelait Zadie Smith il y a peu pour défendre les bibliothèques publiques britanniques.

Où l’on songe à la reconversion…

C’est à s’interroger sur la pertinence de travailler encore dans les métiers du livre texte, des lectures pareilles. Le cousin (pas celui des vraies vaches, un autre) qui élève des vaches gasconnes en Ariège a toujours besoin de monde ; l’on pourrait devenir vachère, mener le troupeau à l’estive et emporter de la lecture sur tous les supports possibles, sans plus jamais se préoccuper de ces exaspérantes querelles des anciens et des modernes.

Pâturage alpestre
Pâturage alpestre. Mathieu Péborde. CC :  BY-NC-SA. Flickr

Pour une réponse sérieuse et argumentée à l’Appel des 451, on se reportera à l’analyse aussi sévère que juste de Rémi Mathis.

2 Commentaires

  1. Mon métier : bibliothécaire universitaire nord américain, mes voyages, mes études (Canada, Etats-Unis, France), mes habitudes de lecture, tout cela confirme à mes yeux votre analyse et surtout conforte votre réaction spontanée contre les jugements à l’emporte-pièce d’Antoine Gallimard au sujet de l’édition et de la lecture là-bas. On voit que ce monsieur n’a rien compris à l’Amérique du Nord et qu’il s’en fait une caricature comme on aimait le faire dans l’Humanité (le quotidien) des années cinquantes (et suivantes) ou même dans le journal de Mickey.

    Cordialement

    Louis Le Borgne

    Montréal / Aix-en-Provence

  2. Merci pour ce témoignage.
    Si vous saviez comme cela me navre que, dans mon pays, certains puissent encore afficher cette suffisance, qui témoigne autant de leur nombrilisme que de leur ignorance de tout ce qui se passe hors de nos frontières…

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