Quelques notes sur la médiation

Quelques notes préliminaires à un travail en groupe que nous avons à faire autour de la médiation. Le sujet m’intéressant, j’ai creusé. Tout ça mériterait d’être repris et mieux mis en forme. Si j’ai un peu de temps…

Tenter de cerner les contours de la notion de médiation n’est pas chose aisée. Très employé, le terme recouvre bien des significations, qui ne sont pas forcément les mêmes selon qui l’emploie. Présentant un dossier du Bulletin des bibliothèques de France consacrée à la médiation en 2007, Yves Alix évoque une notion « passe-partout » et cite Jean Caune, théoricien de la médiation culturelle, qui regrette « l’usage indifférencié de la notion de médiation »[1].

Depuis plusieurs dizaines d’années, cette notion s’est imposée en France pour évoquer les réflexions autour de la transmission du savoir, quand les Anglo-saxons travaillent plutôt autour du concept d’information literacy. Elle est pourtant constamment mise en question, d’abord à l’aune des constats d’échec de la démocratisation culturelle, puis dans le contexte actuel de désintermédiation.
La médiation, un terme polysémique

La consultation du Trésor de la langue française[2] propose comme premier sens « Fait de servir d’intermédiaire entre deux ou plusieurs choses. » On relève aussi un sens juridique « entremise destinée à concilier ou à faire parvenir à un accord, à un accommodement des personnes ou des parties ayant des différends ».
Si le premier sens paraît assez naturel concernant les bibliothèques, le bibliothécaire est un intermédiaire entre un usager et une ressource, le second peut paraître de prime abord surprenant. On y a pourtant fait souvent appel depuis les années 90, notamment quand il a fallu comprendre l’origine des conflits avec les usagers[3].
La première acception, celle d’intermédiaire, rejoint la notion de « passeur » ou celle de « tiers ». Selon Bernard Lamizet, « Les passeurs, ce sont les acteurs sociaux qui établissent la médiation en instituant la relation entre le singulier et le collectif. »[4] C’est à eux que revient le rôle de rendre la culture accessible. De fait, « la médiation culturelle revêt un caractère didactique fondamental, en ce sens qu’elle apprend à la fois à lire les formes de la culture, à les reconnaître et à les pratiquer. En ce sens, elle représente, pour les cultures, une forme d’apprentissage. »[5]
On peut voir aussi la notion de médiation comme une réponse à un désir, quand elle n’est pas son déclencheur. Les analyses de René Girard[6] sur le caractère mimétique du désir sont à ce titre fondamentales. Tout désir est l’imitation du désir d’un autre mais s’inscrit surtout dans un triangle où, entre le désir et son objet, figure toujours un intermédiaire, qui n’est autre que le médiateur.
Des différents sens que peut recouvrer la notion se dégage une tendance nette, la mise en avant de la médiation a mis fin à la prescription. Le bibliothécaire ne peut plus se faire le juge de bonnes et mauvaises ressources mais il doit désormais « cultiver l’art de susciter le désir »[7].
Si la dimension didactique n’est pas absente, le désir de l’usager prime et « la médiation de la bibliothèque devient subtile : espace de liberté, elle se substitue à ce que l’école ne parvient pas à transmettre »[8].
Historique de la notion

Jean Caune fait remonter l’émergence de cette notion aux années 90, « pendant qu’émerge la thématique de la fin des idéologies et au moment où les notions de projet et d’action collective paraissent obsolètes ». Il distingue trois fonctions d’ordre idéologique à cette nouvelle notion : « s’opposer à la fragilisation du lien social ; refonder le sentiment d’appartenance à la collectivité et, enfin, favoriser la naissances de nouvelles normes, là où les anciennes ont perdu leur légitimité ». Il écrit encore, « se focaliser sur le phénomène de médiation, c’est mettre l’accent sur la relation plutôt que sur l’objet »[9].
L’apparition du terme médiation dans le contexte des bibliothèques suit le même cheminement. Jean-Claude Utard, après avoir recherché sa présence tant dans le Bulletin des bibliothèques de France que dans la revue de l’ABF, la fait remonter aux années 1994-1995. Il relève que, dès l’origine, elle désigne deux choses, à la fois la formation que les bibliothécaires universitaires dispensent aux étudiants et le travail mené par les bibliothèques de lecture publique avec les publics populaires. Selon lui, « ce double emploi est très révélateur : d’un côté on désigne une pratique nouvelle où il faut sortir de sa bibliothèque pour aller vers de nouveaux publics ; de l’autre on désigne une forme traditionnelle de travail où le bibliothécaire est entre les documents et les utilisateurs et apprend à ces derniers la recherche documentaire. On rebaptise ici, avec un terme soudain devenu à la mode, une forme très ancienne du travail des bibliothécaires »[10]. Il ajoute enfin que la prise de conscience de l’importance de la médiation n’est que la suite logique des politiques de lecture publique portées par l’ABF mais qu’elle naît aussi dans un contexte où l’on découvre les limites de la démocratisation culturelle. Pour lui, la médiation est une pratique visant des publics définis et il va jusqu’à la qualifier de « véritable discrimination positive »[11].
En effet, c’est dans les années 90 que les dispositifs ATD/QM se développent, puis que les bibliothèques recrutent, notamment en banlieue, des médiateurs du livre sur des emplois-jeunes. La médiation est alors vue comme une série d’actions que l’on peut entreprendre pour amener le public à la lecture. C’est une démarche volontariste de la part des acteurs de la lecture publique.
Aujourd’hui, la notion recouvre l’ensemble des pratiques destinées à faire rencontrer le public et les ressources. On évoque plutôt des dispositifs de médiation et le terme se décline en fonction des supports. Le terme a de nouveau été très employé au cours des années 2000 quand Silvère Mercier a proposé une définition de la médiation numérique :
« La médiation numérique est une démarche visant à mettre en œuvre des dispositifs de flux, des dispositifs passerelles et des dispositifs ponctuels pour favoriser l’accès organisé ou fortuit, l’appropriation et la dissémination de contenus à des fins de diffusion des savoirs et des savoir-faire. »[12]
Typologie des actions de médiation

Lorsqu’on recense les différentes typologies des actions de médiation, on découvre qu’elles sont aussi disparates que la définition de la notion est polysémique. On trouve des listes réalisées, comme ce billet de Lirographe[13], en fonction de la place de l’usager :
–       passivité : l’usager reçoit le contenu diffusé : bibliographies, tables de sélection ;
–       interaction individuelle entre l’usager et la bibliothèque : service « Rent a librarian » ;
–       l’usager est témoin des interactions individuelles d’autres usagers avec l’institution : consultation du Guichet du savoir ;
–       les usagers dialoguent avec la bibliothèque mais aussi entre eux : clubs de lecture ;
–       les usagers forment une communauté de création et d’échange de contenu. L’institution héberge, stimule, canalise : speed-reading.
David Sandoz et Bernarnd Huchet[14], pour leur part, ont établi leur classement selon plusieurs critères :
–       caractère direct ou indirect de la médiation : conseil vs bibliographie ;
–       public visé ;
–       lieu : hors les murs mais aussi numérique ;
–       temporalité : événementielle ou continue.
On trouve, enfin, dans les productions les plus récentes sur le sujet, comme la série de billets d’Etienne Cavalié[15], des typologies liées à la définition de la notion elle-même :
–       « Le médiateur est un sujet » : Miss Media (Metz), Geemiks (Lille) ;
–       « L’action de médiation rend compte d’une utilisation subjective de l’objet médié » : il s’agit de mettre en avant « non pas une expertise, mais une expérience » ;
–       « La médiation, c’est la curation » : le curateur doit être reconnu comme source légitime avant de pouvoir commencer à promouvoir quelque chose ;
–       « L’action de médiation précède la sollicitation de l’usager » : les postes de renseignements, la signalétique n’en font pas partie[16] ;
–       « L’action de médiation est inscrite dans une temporalité » : elle ne concerne pas les dispositifs pérennes.
Pour Anne-Marie Bertrand[17], la médiation revêt diverses formes :
–       l’accueil : dire bonjour, être à l’écoute ;
–       l’orientation et le décryptage : « rendre compréhensible l’organisation spatiale et intellectuelle des documents proposés » ;
–       l’accompagnement ;
–       la formation ;
–       le conseil de lecture ;
–       la médiation numérique : site web, portails thématiques.
Enfin, Jean-Philippe Accart[18] relève cinq médiations, à savoir la médiation d’information ou médiation documentaire ; la médiation sociale ; la médiation culturelle ; la médiation numérique ; la médiation technologique.
Et maintenant, à l’heure de la désintermédiation ?

L’émergence du terme de « médiation » au tournant des années 90 illustre le fait que, dans un contexte d’individualisme croissant, le bibliothécaire a dû délaisser un modèle de prescripteur pour se faire accompagnateur de l’usager, qu’il laisse libre de ses choix. En ce sens, il rejoint un modèle anglo-saxon[19].
L’apparition de l’internet a également bouleversé la donne. L’information immédiatement accessible a instauré, écrit Anne-Marie Bertrand, un « accès direct, privé, domestique, à l’écrit » sur lequel le bibliothécaire n’a plus de prise. C’est, ajoute-t-elle, « l’ère de la désintermédiation »[20]. De fait, la transmission passe de moins en moins par les acteurs traditionnels mais de plus en plus par les pairs. Pour David Sandoz et Bernard Huchet, « c’est la modalité même de la médiation culturelle en bibliothèque qui se trouve interrogée voir remise en question »[21]. De fait, beaucoup de bibliothécaires se concentrent désormais davantage sur « la maîtrise des outils d’accès à la collection plutôt que sur la collection elle-même », précisent-ils.
C’est la raison pour laquelle aujourd’hui la médiation doit être pensée en termes d’interfaces : pour Silvère Mercier, services et collections doivent désormais être imaginés ensemble afin d’irriguer de nouveaux dispositifs de médiation[22].
Vers l’accompagnement documentaire ?
Dans ce contexte, quel rôle peut encore jouer le bibliothécaire ? Pour Etienne Cavalié, le médiateur reste dans son plein rôle lorsqu’il suscite le désir. Suggérer une ressource ou un service pour lequel l’usager n’avait pas formulé de demande est précisément ce qui fait la valeur du professionnel médiateur[23].
Pour autant, on pourrait aussi mettre en perspective la notion de médiation avec celle d’« accompagnement », telle que la décrit Olivier Chourrot :
« Au recours incantatoire à la notion de médiation, les bibliothécaires doivent privilégier une réflexion sur la différenciation de l’accompagnement du lecteur. Les implications d’une telle démarche sur les locaux, l’organisation des collections, les services, la gestion des ressources humaines, peuvent être fortes. En particulier, l’articulation entre l’offre documentaire et les besoins sociaux – en matière de formation, de vie sociale et professionnelle, de recherche d’emploi – est à repenser dans le cadre d’une rénovation de la relation de service public. »[24]
On rejoint ainsi l’importance accordée par les bibliothécaires anglo-saxons à l’information literacy. Il s’agit, avant toute chose, de permettre à chaque individu de pouvoir maîtriser la culture de l’information dans laquelle chacun se trouve immergé aujourd’hui. C’est sans doute l’enjeu des médiateurs aujourd’hui.

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[1] Yves Alix, Retours sur la médiation, http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2007-06-0066-000, consulté le 7 février 2014.
[2] MÉDIATION : Définition de MÉDIATION, http://www.cnrtl.fr/definition/m%C3%A9diation, consulté le 1 avril 2014.
[3] « En bibliothèque, cette question resurgit prédiodiquement, en particulier quand éclatent des conflits avec des franges du public. » Yves Alix, Retours sur la médiation, http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2007-06-0066-000, consult? le 7 février 2014.
[4] Passeurs culturels dans le monde des médias et de l’édition en Europe (XIXe et XXe siècles) [actes du colloque organisé en septembre 2003 par les animateurs de l’Ecole doctorale MIF de l’université de Lyon 3, de l’ENSSIB et du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’Université de Versailles] / [publ.] sous la direction de Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier, Ahmed Silem, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, coll. « Référence (Villeurbanne), 1621-3084 », 2005, 348 p., p. 161.
[5] Op. cit., p. 170.
[6] René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, France, Bernard Grasset, coll. « (Livre de poche. Collection pluriel) », 1961, 351 p.
[7] David Sandoz et Bernard Huchet, Repenser la médiation culturelle en bibliothèque publique: participation et quotidienneté, Villeurbanne, Rhône, France, 2010, 69 p., p. 24.
[8] Quel modèle de bibliothèque ?: séminaire, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, coll. « Papiers », 2008, 183 p., p. 147.
[9] Jean Caune, La démocratisation culturelle : une médiation à bout de souffle, Presses universitaires de Grenoble, 2006. P. 132.
[10] Centre de promotion du livre de jeunesse (ed.), Médiations, médiateurs, médias: du concept à la pratique, comment penser la médiation en littérature jeunesse actes du colloque, Montreuil, Centre de promotion du livre de jeunesse Conseil général de la Seine-Saint-Denis, 2006, 160 p., p. 99-100.
[11] Op. cit. p. 100.
[12] Silvère Mercier, « Médiation numérique : une définition », Bibliobsession, http://www.bibliobsession.net/2010/03/03/mediation-numerique-en-bibliotheque-une-definition/, consulté le 7 février 2014.
[13] Christophe Robert, « Actions de médiation des collections : petite typologie », Lirographe, http://lirographe.wordpress.com/2010/02/22/actions-de-mediation-des-collections-petite-typologie/, consulté le 7 février 2014.
[14] David Sandoz et Bernard Huchet, « Repenser la médiation culturelle en bibliothèque publique », op. cit.
[15] Etienne Cavalié, « Médiation et désir mimétique », Bibliothèques [Reloaded], http://bibliotheques.wordpress.com/2013/12/13/mediation-et-desir-mimetique/, consulté le 7 février 2014.
[16] En cela, Etienne Cavalié s’oppose à Anne-Marie Bertrand qui considère que tout ce qui fait interface entre la ressource et l’usager participe de la médiation. Voir David Sandoz et Bernard Huchet, « Repenser la médiation culturelle en bibliothèque publique », op. cit., p. 20.
[17] Anne-Marie Bertrand, Médiation, numérique, désintermédiation, http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2013-03-0023-004, consulté le 7 février 2014.
[18] Accart Jean-Philippe, La médiation en bibliothèque : les 5 médiations : support de cours,&nbsphttp://fr.slideshare.net/jpa245/mediation-jp-accart7juin2013, consulté le 7 février 2014
[19] Quel modèle de bibliothèque ?, op. cit., p. 38.
[20] Anne-Marie Bertrand, « Médiations, formations, réflexions et interrogations », L’écrit et ses médiations, Paris, BPI, 2009, http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/48210-mediations-formations-reflexions-et-interrogations.pdf, consulté le 7 février 2014
[21] David Sandoz et Bernard Huchet, « Repenser la médiation culturelle en bibliothèque publique », op. cit., p. 13.
[22] Silvère Mercier, « Les bibliothécaires, médiateurs dans l’océan du web », Bibliobsession, http://www.bibliobsession.net/2012/09/10/les-bibliothecaires-mediateurs-dans-locean-du-web/, consulté le 7 février 2014.
[23] Etienne Cavalié, « Médiation et désir mimétique : Le bibliothécaire intermédiaire ou médiateur ? », Bibliothèques [reloaded], https://bibliotheques.wordpress.com/2014/01/20/mediation-et-desir-mimetique-le-bibliothecaire-intermediaire-ou-mediateur/, consulté le 7 février  2014
[24] Olivier Chourrot, Le bibliothécaire est-il un médiateur ?, http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2007-06-0067-000, consulté le 7 février 2014.